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Tendance Food : Quand la science se penche sur nos assiettes

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De récentes expériences scientifiques bousculent les idées reçues sur la nourriture, et sont l’objet d’une exposition au Science Museum de Londres.

Lorsque la science entre en cuisine, les découvertes peuvent s’avérer surprenantes. C’est ce que démontrent des scientifiques de l’université d’Oxford, épaulés par un chef franco-colombien. Leurs conclusions laissent entrevoir une multitude d’applications pratiques.

Les scientifiques se mettent à table

De doux effluves de plats mitonnés s’échappent des portes du laboratoire. Les convives, ou plutôt les cobayes de ces repas un peu particuliers, répondent scrupuleusement à un questionnaire élaboré par des scientifiques, dont les conclusions changeront, peut-être, la façon de consommer de millions de personnes. Carlos Velasco et Charles Spence, chercheurs en psychologie expérimentale, étudient depuis 1997 les interactions entre les aliments et la manière dont ils sont consommés. Le rôle joué par des éléments tels que les récipients, les couverts, la présentation du plat ou encore le fond sonore, sont analysés avec la plus grande attention.

De l’importance des couverts

En 2013, les conclusions issues de leurs travaux avaient déjà suscité de nombreuses réactions. Les chercheurs s’étaient penchés sur l’importance des couverts dans la perception gustative. Ainsi, un morceau de fromage sera jugé comme étant plus salé s’il est dégusté du bout d’un couteau plutôt que d’un cure-dent. Un verre coloré ajoutera une sensation de fraicheur à la boisson qu’il contient, tandis qu’un yaourt paraitra plus doux et plus gouteux s’il est savouré avec une cuillère en plastique blanche. Si un plat est mangé avec un ustensile en or ou en argent, sa qualité semblera supérieure. Forme, couleur, matériau, poids et texture de l’ustensile influent donc bel et bien sur le goût ressenti, et même sur la sensation de satiété. Pour les scientifiques qui ont mené ces recherches, les conclusions ne sont guère surprenantes : s’alimenter est une expérience qui, en sollicitant nos cinq sens, est traitée par le cerveau bien avant que les mets ne soient portés en bouche.

La salade Kandinsky

Les Anciens, de manière empirique, avaient bien cerné cette relation contextuelle entre la présentation de la nourriture et la perception qui en découle. Se plonger dans les livres d’Apicius ou dévorer les pages du banquet décrit dans le Satyricon permettent d’entrevoir le soin extrême apporté à la mise en forme des plats. 20 siècles plus tard, un chef étoilé, Charles Michel, qui a rejoint l’équipe de l’université d’Oxford, s’est lui aussi intéressé au sujet. Testée sur soixante convives, sa « salade Kandinsky » démontre que nous mangeons en premier lieu avec nos yeux. Présentée avec le même aspect que celui d’une toile du maitre de la peinture abstraite, le plat a été servi à un panel de testeurs, tandis qu’un autre groupe se voyait proposer une salade aux ingrédients strictement identiques, mais présentés différemment. Les critiques gustatives ont plébiscité le premier plat, alors que la salade « classique » est loin d’avoir remporté tous les suffrages. Le chef s’est ensuite penché sur l’importance de la musique et de la lumière. Un vin a ainsi été servi à 3000 testeurs, soumis à des conditions différentes : lumières aux couleurs changeantes et fond sonore varié ont permis de modifier radicalement la perception de la boisson. Amusé, Charles Michel, qui poursuit ses expériences en Angleterre, peut ainsi affirmer que « le goût n’est qu’illusion ».

Imagination culinaire

Fort de ces premiers résultats, le jeune chef, qui a par le passé officié en France, en Italie et en Colombie, a décidé de rejoindre à plein temps l’équipe d’Oxford. Sa nouvelle recette, une mousse au chocolat obtenue à partir d’une purée de larves d’abeilles, a remporté un succès inespéré auprès des cobayes gastronomes. Les interactions entre la science, le design, les arts et la psychologie passionnent le cuisinier formé à l’Institut Paul Bocuse, et l’a incité à cofonder le mouvement 401B, qui rassemble des artistes provenant de différents horizons. Son implication dans l’exposition organisée par le Science Museum de Londres a été totale. Inaugurée en février, cette dernière, par le biais de procédés ludiques et interactifs, permettra au visiteur de constater la surprenante versatilité de nos goûts alimentaires en fonction du contexte proposé. Bénéficiant de l’écho donné à ses recherches, le chef a été invité l’année dernière à la Triennale de Milan pour y présenter sa désormais fameuse salade.

De nouvelles perspectives prometteuses

Loin d’être anecdotiques, les conclusions des chercheurs pourraient dans un futur proche modifier nos habitudes de consommation. L’approvisionnement d’une population mondiale en augmentation constante pose de nombreux défis, notamment en ce qui concerne l’accès à des ressources suffisamment nutritives et riches en protéines. Si dans certains pays, la consommation d’insectes ne pose aucun problème, les sociétés occidentales rechignent à pratiquer ce genre d’alimentation. Le fait que, comme l’a démontré Charles Michel, une mousse au chocolat faite à partir d’abeilles puisse, en fonction de sa présentation, séduire de nombreux consommateurs, laisse augurer de nouvelles perspectives prometteuses. L’appétit des enfants pourrait être stimulé et orienté vers la consommation de légumes en fonction des ustensiles utilisés. A contrario, des personnes atteintes de surpoids pourraient être rassasiées avec des portions de nourriture plus petites. Plus prosaïquement, les restaurateurs, en choisissant judicieusement la musique, les couverts et la présentation entourant leurs mets, pourraient apporter une plus grande satisfaction à leurs clients.

Nourrir le futur

Les chercheurs en psychologie expérimentale, auxquels se sont peu à peu rajoutés des artisans designers spécialisés dans la fabrication d’ustensiles, des neurologues et des chercheurs en sciences humaines, continuent leurs expériences avec enthousiasme. Depuis 1997, pas moins de 500 écrits scientifiques émanant de leurs laboratoires ont été publiés, et 6 d’entre eux ont été récompensés par des prix internationaux. Le « Crossmodal Research Laboratory » d’Oxford s’intègre au sein d’un programme plus vaste, étudiant aussi bien les impacts liés au changement climatique que les répercussions environnementales et sanitaires touchant l’agriculture. Avec une ambition : révolutionner la manière de nous alimenter.