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Les tourments du livre français

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Le livre, objet culturel par excellence, vecteur de transmission du savoir, s’est transformé depuis les années 1980 en un produit de consommation obéissant aux mêmes règles marketing que n’importe quelle autre marchandise.

Sa métamorphose aura été invisible. De prime abord, rien ne distingue un livre paru dans les années 1980 d’un ouvrage plus récent. Mêmes lignes remplissant les pages, même odeur d’encre et de papier mêlées, même bruissement lorsque les pages sont tournées… Pourtant, depuis quelques décennies, le livre doit affronter plusieurs crises majeures qui ont profondément modifié tant son économie que son impact sociétal. Le récent rapport du Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne permet d’effectuer le tour d’horizon d’un secteur aux multiples problématiques.

Bien culturel ou produit de consommation ?

Un constat s’impose : le livre, objet culturel par excellence, vecteur de transmission du savoir, s’est transformé depuis les années 1980 en un produit de consommation obéissant aux mêmes règles marketing que n’importe quelle autre marchandise. Devant l’augmentation du nombre de titres publiés (+203 % entre 1970 et 2007), les éditeurs se doivent, pour survivre, s’assurer un maximum de visibilité alors que dans le même temps le nombre de lecteurs ne cesse de baisser au fil des années.

Il faut donc créer la demande, susciter les ventes et occuper les rayons des librairies et des grandes surfaces, ce qui a pour effet d’entraîner une surproduction néfaste au secteur. Cette logique s’est accompagnée en parallèle d’acquisitions massives de maisons d’édition par de grands groupes internationaux, souvent à la recherche de rentabilité à court terme. Cette « financiarisation » de l’édition française, telle que la nomme Bourdieu, se traduit par la domination de trois acteurs majeurs qui côtoient une multitude de petits et moyens éditeurs.

Avec ses 38 % de parts de marché, Hachette se taille la part du lion, loin devant les deux autres leaders, Editis et Madrigall. A eux trois, ces géants de l’édition contrôlent 90 % de la distribution, ce qui assure à leurs ouvrages une place prépondérante dans les rayons. Dans un même temps, les petites librairies pâtissent de la vente en grande surface et, surtout, de la vente en ligne, cette dernière progressant d’année en année.

Mondialisation et délocalisation

Le secteur de l’imprimerie française est durement touché par les mutations du livre. La forte concurrence des pays étrangers, la nécessité d’effectuer de lourds investissements pour moderniser les outils et le manque de visibilité à court terme fragilisent un domaine qui accuse un net recul de ses parts de marché. Selon les estimations, entre 25 et 40 % des titres vendus en France sont imprimés à l’étranger, plus particulièrement dans les pays d’Europe de l’Est. En moins de dix ans, de grands groupes se sont créés, bénéficiant d’imprimeries modernes spécialisées dans l’exportation et dont les tarifs sont particulièrement compétitifs. Entre 2009 et 2013, le nombre de titres déposés en France et imprimés en Europe de l’Est a été multiplié par 2,5.

L’industrie papetière française est elle aussi en crise, puisque la majorité du papier et de la pâte à papier provient d’Amérique du Sud. Seule une dizaine d’usines restent opérationnelles en France, contre une vingtaine en 2005. Ces fermetures d’usines ont entraîné la perte de 33 % des effectifs salariés du secteur.

Des coûts sociétaux difficilement mesurables

L’industrie française du livre exerce sur la société diverses contraintes, tant sociétales qu’environnementales. Les crises qu’elle subit depuis plusieurs décennies ont entraîné, malgré les nombreuses subventions de l’Etat, une baisse généralisée des emplois, et ce sur tous les maillons de la chaîne. De plus, les produits utilisés lors de la fabrication du papier ou de son impression sont particulièrement dangereux pour la santé des ouvriers, qui sont ainsi exposés à des substances cancérigènes.

Les effets sur l’environnement se traduisent quant à eux par l’émission de polluants dans l’air et dans l’eau, par une grande consommation d’eau et d’énergie, et enfin par la déforestation liée à l’usage de bois pour la fabrication du papier. Selon le rapport du BASIC, « pour chaque euro de bénéfice généré par l’édition d’un roman en France, il existe un coût caché environnemental et social de 75 centimes à la charge de la société (française et internationale) ».

A la recherche d’alternatives

L’impact du livre sur la société est donc loin d’être anodin. Quelques solutions pourraient néanmoins être mises en place afin de réduire cet impact, comme la création de certifications industrielles plus exigeantes. Un meilleur encadrement de la filière du bois, par exemple, devrait aider à limiter la déforestation et obliger à replanter une surface équivalente à celle qui a été abattue. Un effort se doit aussi d’être mené afin de faciliter et d’augmenter le recyclage du papier usagé. Sur les 1,5 million de tonnes traitées chaque année, seules 55 % parviennent à être récupérées. Si les techniques sont au point, le manque de concertation de la part des collectivités chargées d’organiser la récupération, la fiscalité peu incitative et l’éclatement géographique des centres de tri entraînent un manque d’efficacité flagrant.

Du côté des distributeurs, la mise en place d’impressions « à la demande » permettrait de travailler en flux tendu et d’atténuer le gaspillage lié à la surproduction : 20 à 25 % de la production annuelle, en France, finit au pilon, soit l’équivalent en 2015 de 142 millions d’ouvrages. De plus, alors que certains pourraient penser que les liseuses électroniques sont une solution écologique, ils déchantent en apprenant que ces accessoires sont composés de matériaux rares et polluants.

Objet difficilement remplaçable, le livre, synonyme de plaisir presque charnel pour qui sait l’apprécier, devra nécessairement s’adapter pour faire face aux crises qu’il traverse.