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L’affaire Tapie – un scandale d’Etat ?

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Après le scandale Cahuzac, c’est au tour de l’affaire Tapie de défrayer la chronique judiciaire. Essayons de bien comprendre cette enquête qui fait trembler la République !

Après le scandale Cahuzac, c’est au tour de l’affaire Tapie de défrayer la chronique judiciaire. En cause : une sentence arbitrale qui accorda, en 2008, plus de 400 millions d’euros au groupe Bernard Tapie. Aujourd’hui, 5 personnes – un magistrat, un haut fonctionnaire, un patron du CAC 40, un avocat et Bernard Tapie lui-même – sont mises en examen pour « escroquerie en bande organisée » ; et l’ancienne ministre de l’Economie, Christine Lagarde, a été placée sous le statut de témoin assisté. Retour sur une enquête qui fait trembler la République.

Pour bien comprendre l’affaire, il faut remonter vingt ans en arrière. En 1992, Bernard Tapie est nommé ministre de la Ville par le chef du gouvernement, Pierre Bérégovoy. Pour éviter tout conflit d’intérêt, il doit vendre les actifs de son groupe, et notamment Adidas qu’il a acquis deux ans plus tôt. Il demande au Crédit Lyonnais de s’occuper de l’opération. L’équipementier sportif est racheté 315 millions d’euros par un groupe d’investisseurs, dont la banque fait partie. En 1993, celle-ci revendra ses parts à Robert-Louis Dreyfus pour 701 millions d’euros.

Bernard Tapie attaque le Crédit Lyonnais

Quand il découvre la transaction, Bernard Tapie s’estime lésé. En 1995, il attaque le Crédit Lyonnais et réclame 229 millions d’euros de plus-values de cession. Entretemps, la banque a frôlé la faillite ; et c’est une structure publique, le Consortium de Réalisation (CDR), qui est chargé d’en gérer le passif. Après 8 ans de procédure, la cour d’appel de Paris condamne en 2005 le Consortium à verser 135 millions d’euros à M. Tapie. Mais, un an plus tard, l’arrêt est annulé par la Cour de cassation et l’affaire doit être rejugée.

Pour mettre un terme à une bataille judiciaire interminable, Bernard Tapie propose la mise en place d’un arbitrage privé. C’est à cette procédure que s’intéressent aujourd’hui les enquêteurs, car, à tous les niveaux, les anomalies s’accumulent.

Une décision surprenante

Le choix de l’arbitrage sera acté en juillet 2007. Christine Lagarde, alors Ministre de l’Economie, y est favorable malgré les réserves émises par plusieurs spécialistes du dossier. Dans cette affaire, le recours à l’arbitrage peut être sujet à caution, puisque c’est un mode de résolution des conflits utilisé pour régler les différends commerciaux et que, dans le contentieux Tapie-Crédit Lyonnais, des fonds publics sont en jeu.

La Ministre passe outre et lance la procédure . Comme le veut la législation, un compromis d’arbitrage fixant les règles et les sommes à ne pas dépasser est arrêté entre le CDR et Bernard Tapie. Ce compromis sera approuvé par le juge commissaire du tribunal de commerce de Paris, homologué par ce même tribunal et accepté par le ministère de la Justice .

Un arbitre aux mauvaises fréquentations…

Quelques mois plus tard, les deux parties qui doivent désigner le tribunal arbitral font appel à trois juristes respectés : Pierre Mazeaud, docteur en droit et ancien président du Conseil constitutionnel ; Jean-Denis Bredin, agrégé de droit, membre de l’Académie Française et ancien vice-président du Mouvement des Radicaux de Gauche ; et Pierre Estoup, ancien président de la Cour d’appel de Versailles. C’est sur ce dernier que se portent aujourd’hui les soupçons. Les enquêteurs lui reprochent notamment d’avoir dissimulé ses liens avec Bernard Tapie.

Et ces liens sont en effet troublants… Il y a d’abord sa relation avec Maître Lantourne, l’avocat de l’homme d’affaires . D’après Le Monde , les deux hommes se connaissent à titre professionnel depuis 1999, car Estoup est intervenu à trois reprises dans des dossiers d’arbitrage où figurait l’avocat. On ne peut pas en conclure à « un courant d’affaires » , mais l’avoir dissimulé pose problème sur le plan déontologique.

Plus grave : la dédicace retrouvée chez lui lors d’une perquisition. En 1998, Bernard Tapie publie Librement, un témoignage sur son expérience carcérale. Il adresse un exemplaire au magistrat : « Pour le président Pierre Estoup, en témoignage de mon infinie reconnaissance. Votre soutien a changé le cours de mon destin. […] Avec toute mon affection ». A l’époque, Tapie sort d’un procès en appel dans l’affaire des comptes frauduleux de l’Olympique de Marseille. Condamné à 3 ans de prison ferme par le Tribunal de Marseille, il bénéficiera finalement d’un sursis. Faut-il y voir l’influence de Pierre Estoup, ami et soutien du magistrat qui préside le procès ?

Une procédure noyautée ?

La procédure d’arbitrage débute véritablement en janvier 2008 et va durer six mois. D’après la version officielle, chaque arbitre participe activement aux délibérés ; et ils arrêtent leur position au terme de longs débats.

La réalité semble légèrement différente … Lors de sa garde à vue, M. Bredin est très clair : « c’est M. Estoup qui a rédigé la majeure partie du projet de sentence ». Lui-même reprend à son compte l’essentiel des observations du magistrat. Quant au président Mazeaud, peu au fait des procédures d’arbitrage, il semble s’être tenu en retrait.

De là à voir dans la sentence finale l’œuvre de Pierre Estoup, il n’y a qu’un pas que les enquêteurs ont franchi le 29 mai dernier en le mettant en examen pour « escroquerie en bande organisée ». L’accusation est grave : il risque jusqu’à 10 ans de prison et 1 million d’euros d’amende.

Une sentence trop favorable…

La décision arbitrale est en effet particulièrement favorable à Bernard Tapie. Elle impose au Consortium de lui verser 310 millions d’euros de dommages et intérêts et 45 millions d’euros pour préjudice moral. Cette sentence fait scandale dans les rangs de l’opposition et, aujourd’hui, les enquêteurs s’interrogent.

Pourquoi Christine Lagarde refuse-t-elle d’engager un recours en annulation, alors que la décision est défavorable à l’Etat ? Pour les députés socialistes qui ont demandé en 2011 la saisie de la Cour de justice de la République, il s’agit d’un « abus d’autorité ». Pour l’ancienne ministre, c’était au contraire la meilleure décision : hier comme aujourd’hui, elle justifie sa décision par le fait que l’affaire traînait depuis trop longtemps, qu’elle avait déjà coûté des millions et que l’arbitrage permettait de clore l’ensemble des neuf procédures en cours.

Autre question en suspens : pourquoi Mme Lagarde ne récuse-t-elle pas l’arbitre Estoup, dont le CDR a appris en octobre 2008 les liens avec le camp Tapie ? Sur ce point, il semblerait que la réponse soit à chercher du côté du directeur de cabinet d’alors : M. Stéphane Richard, un proche de Nicolas Sarkozy et actuel P-DG d’Orange. A l’époque, S. Richard est un interlocuteur politique essentiel. Il reçoit les patrons, suit tous les dossiers sensibles, pendant qu’elle se concentre sur la diplomatie financière.

L’ombre de l’Elysée…

Véritable « vice-ministre de l’Economie », Stéphane Richard semble avoir été l’un des architectes de la procédure d’arbitrage ; et c’est à ce titre que les enquêteurs lui ont demandé de s’expliquer début juin. Au cours de sa garde à vue qui débouchera sur sa mise en examen, il raconte qu’en juillet 2007, Claude Guéant, secrétaire général de l’Elysée, le convoque avec Bernard Tapie et Jean-François Rocchi, le président du Consortium . C’est au cours de cette réunion que les 4 hommes se seraient mis d’accord pour requérir à l’arbitrage…

Quand, en plus, on sait que l’homme d’affaires a rencontré à de nombreuses reprises l’ancien Président de la République entre 2007 et 2009 , on est en droit de s’interroger sur une éventuelle entente préalable au profit de Bernard Tapie. Celui-ci nie farouchement toute collusion avec l’Elysée ; et, d’ailleurs, l’enquête n’a pour le moment pas apporté d’éclaircissement satisfaisant sur la question du motif . Pourquoi Nicolas Sarkozy aurait-il pris autant de risques ? S’agissait-il de renvoyer l’ascenseur à celui qui l’a soutenu pendant sa campagne et qui est resté très populaire dans l’opinion ?

Une affaire sans conséquence ?

Le 10 juin, l’Etat s’est porté partie civile au nom de la « défense de ses intérêts ». Cinq ans après l’énoncé de la sentence, il sera très difficile de la faire réviser. Mais, en ces temps de crise, le Président Hollande ne pouvait rester inactif dans une affaire où des deniers publics auraient été spoliés. Les plus cyniques verront dans cette intervention un calcul politique : l’enquête va certainement durer et alimenter le soupçon sur la probité de Nicolas Sarkozy, dont le retour sur la scène politique semble de plus en plus probable…