Et si le streaming représentait l’avenir de l’industrie musicale ? Connaissant de grandes difficultés depuis les années 2000, confronté au piratage et ayant longtemps tardé à s’adapter aux nouvelles pratiques, le marché de la musique espère trouver un second souffle capable de relancer les ventes. Les sites de streaming musical pourraient ouvrir la voie vers de nouvelles perspectives. Existant depuis une dizaine d’années, ces portails musicaux se sont imposé comme des acteurs incontournables du web. Alors que des sites tels que Spotify ou Deezer connaissent une croissance majeure de leurs utilisateurs, la question de leur modèle économique se pose. Que représentent réellement ces sociétés et parviennent-elles à être rentables ?
En tant que leader du secteur, de par le nombre de ses abonnés, le suédois Spotify symbolise à lui seul les situations auxquelles sont confrontés la majorité des sites de diffusion musicale. Fondé en 2006, le géant de la musique en streaming a d’abord dû affronter la colère d’ayants droit s’estimant floués, ainsi que la réticence des majors à ouvrir leurs catalogues. Sans non plus négliger la difficulté de s’imposer auprès d’internautes habitués à une culture du tout gratuit suscitée par un piratage massif. Si aucun de ces problèmes n’est à l’heure actuelle entièrement résolu, de nombreux obstacles ont su être surmontés et la pratique du streaming attire chaque jour de nouveaux utilisateurs.
Susciter de nouvelles habitudes
Car il existe une différence de taille entre streaming et téléchargement. Il ne s’agit plus d’acquérir, de manière légale ou non, des morceaux stockés sur son disque dur. Il s’agit au contraire d’un accès massif à des millions de titres, écoutables depuis n’importe quel endroit, pourvu d’être muni d’un smartphone ou d’un ordinateur connecté au réseau. Une pratique qui a bénéficié de la démocratisation de l’accès à l’internet mobile, en phase avec les usages nomades induits par les smartphones et les tablettes. Un abonné pourra ainsi accéder à ses playlists sans saturer la mémoire de son téléphone, et ce depuis sa voiture, son domicile ou son lieu de vacances. Et, au vu des chiffres de l’industrie du streaming, ces usages inconcevables il n’y a pas dix ans sont bel et bien en train de rentrer dans les mœurs à une vitesse époustouflante. En un an, les revenus issus du streaming ont bondi de 51%, et ont dépassé le milliard de dollars.
Freemium contre Premium
Spotify propose, comme la plupart de ses concurrents, deux types d’accès, l’un gratuit, aux fonctionnalités restreintes et financé par la publicité, l’autre payant, illimité et sans annonces intempestives. Ayant longtemps espéré pouvoir tirer des bénéfices grâce à la publicité proposée dans la version gratuite, les dirigeants de Spotify ont dû se rendre à l’évidence que seul un abonnement Premium pouvait se révéler rentable. Tout est donc fait pour susciter les abonnements payants, la version gratuite ne constituant qu’un produit d’appel.
Une rentabilité difficile à atteindre
Les chiffres concernant Spotify sont à première vue plus qu’élogieux pour le prestataire. Comptant plus de 40 millions d’utilisateurs à travers le monde, dont 10 millions d’abonnés à l’offre Premium, le site a connu une augmentation des inscrits de 66% en un an. Dans sa Suède d’origine, un internaute sur huit est abonné à Spotify, et la proportion grimpe à un sur deux chez les jeunes de 15 à 25 ans. Les bénéficiaires de l’offre payante dépensent en moyenne 120 dollars par an, générant 1,2 milliards de revenus. S’y ajoutent les recettes publicitaires et les partenariats avec des marques (telles que HTC), des opérateurs télécoms, ainsi qu’avec des sites marchands permettant d’acheter albums et chansons. Mais l’équilibre est précaire, et les dépenses nombreuses. Depuis sa création, Spotify affirme avoir versé plus d’un milliard de dollars de royalties. C’est 70% du chiffre d’affaires qui est reversé aux maisons de disques, producteurs, et pour finir aux artistes, qui ne touchent qu’une somme minime pour chaque écoute.
Des auteurs mécontents
Les prestations reversées aux artistes suscitent parfois la grogne de ces derniers. Touchant en moyenne 0,05 centimes d’euros par écoute, la somme est loin d’être jugée satisfaisante pour de nombreux interprètes. Parmi eux, le charismatique Tom Yorke, de Radiohead, qui a fait retirer tous ses albums des sites de streaming, jugeant la rémunération insuffisante. Une démarche similaire a aussi été entreprise par Adele. Pour atténuer ce mécontentement, Spotify a fait œuvre de pédagogie en ouvrant un site destiné aux artistes, comportant des conseils afin de valoriser leur visibilité et d’améliorer leurs gains. Pas de quoi éteindre l’incendie, mais cela marque une volonté de contrer les accusations faites à l’égard de Spotify.
Le rival Deezer
Spotify doit aussi faire face à de solides concurrents. Arrivé quasiment en même temps, le français Deezer, avec ses 5 millions d’utilisateurs payants, est un rival sérieux. Avec parmi ses actionnaires Orange, France Télévision ou encore Xavier Niel, Deezer compte s’implanter cette année aux Etats-Unis, après avoir déjà conquis 20 pays. Dégageant des bénéfices depuis 2010, le site a dû affronter à ses débuts l’ire des maisons de disques provoquée par un accès entièrement gratuit. Ce n’est qu’en 2009 qu’un accès payant a été créé. Depuis, le modèle économique inhérent aux sites de streaming est appliqué, à savoir une offre gratuite financée par la publicité et une offre payante. Deezer connait comme Spotify une forte croissance du nombre de ses utilisateurs. Et, comme sur Spotify, un compte Premium coûte 9,99 € par mois. Sauf que là où Spotify a réalisé 435 millions d’euros de chiffre d’affaires, celui de Deezer ne s’est élevé « qu’à » 60 millions. Mais les ambitions de son patron, Axel Dauchez, font de la plateforme française le rival le plus sérieux de Spotify.
Une concurrence multiple
L’engouement pour le streaming musical est tel que l’Ifpi, la Fédération internationale de l’industrie phonographique, dénombre pas moins de 450 sites spécialisés dans la musique à la demande. Les outsiders se nomment Qobuz (fondé en France), Grooveshark, Pandora, Beats ou encore le tout nouveau Fnac Jukebox. Pour se distinguer parmi la multitude de la concurrence, la différence se fera sur l’épaisseur du catalogue proposé, argument extrêmement couteux, puisque les négociations avec les labels peuvent atteindre des sommes colossales. L’accent peut aussi être mis sur la qualité des morceaux proposés à l’écoute. Là où certains sites se contentent du traditionnel et perfectible mp3, certains, comme Qobuz, font valoir l’atout du Flac, format non compressé et particulièrement apprécié des mélomanes. Enfin, l’interface du site web ou de l’application, ainsi que les services proposés (partage de sa playlist sur les réseaux sociaux, écoute hors-connexion, morceaux inédits ou livrés en exclusivité) revêtent aussi une importance capitale dans ce secteur ultra-concurrentiel.
Des problèmes chroniques de trésorerie
Mais tous ces sites se doivent de surmonter des difficultés financières parfois conséquentes. Dans le cas de Spotify, l’augmentation vertigineuse de son chiffre d’affaires de 128% s’est accompagnée d’une augmentation des pertes de 29%, se chiffrant à 58 millions d’euros. Depuis sa fondation, les pertes de Spotify s’élèvent à 146 millions d’euros. Ce qui n’empêche pas les investisseurs de miser sur ce qui pourrait être une manne financière lorsque l’équilibre budgétaire sera atteint. Le succès des levées de fonds démontrent cet intérêt pour ces nouveaux acteurs de l’économie numérique qui pourraient s’avérer extrêmement rentables ces prochaines années, comme le suggère une étude de Generator Research parue en février 2014. S’intéressant à la progression du marché du streaming musical sur les quatre prochaines années, le cabinet prévoit que le marché comptera en 2018 1,7 milliard d’utilisateurs, dont 125 millions d’abonnés payants. Le chiffre d’affaires généré se monterait à près de 3 milliards de dollars.
Des investisseurs à l’affut
Que de tels services peinent à atteindre la rentabilité n’effraie pas les investisseurs, qui ne rechignent pas à injecter des capitaux dans ces sociétés au potentiel élevé. Len Blavatnik, milliardaire américain d’origine russe, a ainsi investi à la fois dans Deezer et dans Spotify. Dans le cas de ce dernier, un investissement de 100 millions de dollars, organisé en 2012 par Goldman Sachs, a été complété en novembre 2013 par un investissement de 250 millions de dollars de la part de Netflix. La valorisation de Spotify a ainsi atteint les 4 milliards de dollars. De quoi susciter l’appétit des grosses pointures du web, gagnées depuis peu par une frénésie d’achats en tous genres. Et, comme le prouve Facebook qui n’a pas hésité à débourser 19 milliards de dollars pour WhatsApp, une entreprise n’est pas forcément rachetée en regard de sa rentabilité, mais plus en regard de son potentiel et du nombre d’utilisateurs qu’elle représente. Pour sa part, Apple a dépensé 3,2 milliards pour acquérir Beats, fabricant de matériel audio, mais aussi prestataire de musique en ligne. Et des rumeurs persistantes affirment que Tweeter lorgnerait sur Spotify, ce qui n’a pour l’instant été ni confirmé… ni démenti.
La solution pour sauver l’industrie musicale ?
Le futur semble accorder un avantage au streaming face au téléchargement, qui a accusé l’année dernière un recul de 2%. Sans parler de la vente de supports physiques, qui dégringole depuis 2002. La part du numérique dans les achats d’albums représente au niveau mondial 39% des ventes de disques, et franchit aisément la barre des 50% aux Etats-Unis. Le streaming serait-il donc LA solution tant espérée par l’industrie musicale pour sortir de la crise ? Avec ses 28 millions d’abonnés payants à travers le monde, ce secteur pourrait constituer une planche de salut pour les maisons de disques. Le streaming musical n’en est encore qu’à ses balbutiements, et une grande effervescence entoure cette industrie. Un dynamisme confirmé par l’arrivée de la Fnac et les projets de Kim Dotcom, mais aussi par l’ouverture de nouveaux marchés. Les pays émergents s’avèrent être de gros consommateurs de ce type de service, et la Chine, avec ses 618 millions d’internautes, abandonne peu à peu un piratage endémique pour se convertir à la légalité. Nul doute que le marché de la musique à la demande réservera de profondes surprises ces prochaines années.