Les réseaux sociaux ne sont plus exempts de la lutte contre l’alcoolisme
Internet, et les réseaux sociaux en particulier, sont de formidables espaces d’expression et de communication. Ils représentent désormais des enjeux financiers colossaux pour les marques, qui se doivent d’y être présentes et actives. Mais la liberté d’expression qui y règne n’est pas sans limite, surtout quand il s’agit de santé publique. La société Ricard vient d’en faire les frais.
La loi du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme, dite loi Evin, du nom de son auteur Claude Evin, limite fortement le droit de faire de la publicité pour les boissons alcoolisées. Cette loi édicte précisément les supports admis pour ce type de publicités, soit huit au total, détaillés dans l’article L.3323-2 du code de la santé publique : presse écrite ; radio ; affichage en zone de production et affichette sur les lieux de vente ; envoi de circulaires commerciales, catalogues, brochures, et autres messages ; véhicules de livraison ; fêtes traditionnelles consacrées aux boissons alcoolisées ; dégustations traditionnelles et vente directe des producteurs aux consommateurs.
Une législation rigoureuse qui s’est adaptée à l’arrivée et à l’essor d’internet
La loi Bachelot du 21 juillet 2009 a modifié cet article, permettant ainsi la publicité pour l’alcool sur internet, quel que soit le support (à l’exclusion des sites destinés à la jeunesse et des sites des organisations sportives). La loi parle de « services de communications en ligne ». Jusqu’alors, la jurisprudence n’hésitait pas à condamner des contenus promotionnels pour l’alcool sur internet.
Le courrier électronique semble, lui, relever du quatrième point de l’article L. 3323-2 du code de la santé publique qui autorise la publicité pour l’alcool « sous forme d’envoi par les producteurs, les fabricants, les importateurs […] de messages, de circulaires commerciales, de catalogues et de brochures (…) ».
Un caractère intrusif à la définition assez floue
Le texte prohibe cependant le caractère intrusif et interstitiel de la publicité pour boissons alcooliques. Or, si un interstitiel est défini comme une annonce qui s’affiche en plein écran et qui vient recouvrir la page visitée, dès la page d’accueil ou comme transition entre deux pages, la notion de publicité intrusive est assez floue et est soumise à l’appréciation souveraine du juge. Ce que ce dernier vient précisément de faire.
La désormais « jurisprudence Ricard »
Ricard a lancé en juin 2011 une campagne publicitaire intitulée « Un Ricard, des rencontres ». Cette campagne était notamment composée d’une application mobile gratuite dénommée « Ricard Mix code » permettant aux internautes de visionner le film de la campagne publicitaire et de collecter des codes donnant accès à des cocktails à base de Ricard que l’utilisateur pouvait partager sur son mur Facebook.
L’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA) a assigné Ricard en justice considérant que la société avait violé la réglementation relative à la publicité pour l’alcool. La cour de cassation a rendu le 3 juillet dernier un arrêt de rejet du pourvoi en cassation de Ricard, pour les motifs suivants :
« Attendu que la cour d’appel a constaté […] qu’une fois
l’application téléchargée par l’utilisateur, si ce dernier souhaitait « partager
avec son réseau d’amis Facebook » une recette, en cliquant sur le bouton
« partager sur mon mur », apparaissait sur son profil le message suivant :
« J’ai découvert la Rencontre # 20 ATOMIC RICARD (ou # 92 RICARD
MANGO ou autre). Vous aussi récupérez les Ricard Mix avec l’application
Ricard Mix Codes. Disponible sur l’Appstore », d’une manière qu’elle a
estimée intempestive, inopinée et systématique ; qu’ayant ainsi caractérisé
en quoi le fait que ce message soit relayé par l’intervention d’un internaute
à l’intention de son « réseau d’amis » ne lui faisait pas perdre son caractère
publicitaire, elle lui a appliqué à juste titre les dispositions des
articles L. 3323-2 et suivants du code de la santé publique »
Cet arrêt nous dit deux choses essentielles. La première est que le fait, pour un internaute, de relayer un message sur son profil Facebook à l’ensemble de son réseau, de sa propre initiative et sans intervention de la marque en question, est considéré comme de la publicité. Autrement dit de la publicité par personne interposée. Ce qui, relève l’avocat Olivier Poulet sur son blog, est « contradictoire avec la décision du tribunal de grande instance de Paris du 2 avril 2007 qui avait déclaré la société Bacardi France « étrangère à la diffusion illicite de publicités en faveur du whisky William Lawson diffusées sur des sites du réseau internet » par des internautes. ».
En conséquence, les dispositions du code de la santé publique s’appliquent :
- en matière de contenu. Sur ce point la cour de cassation reprend les motifs du tribunal de grande instance et de la cour d’appel pour dire qu’il y a violation des règles très strictes en matière de publicité des boissons alcooliques, édictées par l’article L3323-4 du code de la santé publique.
- au niveau du caractère de cette publicité. Le juge de cassation considère que le mécanisme de marketing viral utilisé par Ricard est intrusif. Donc interdit pour les boissons alcooliques selon l’article L3323-2 du même code. Ce deuxième point fait tout l’intérêt de cet arrêt, dont les conséquences sont importantes.
Le marketing viral, une technique très ancienne au potentiel décuplé par Internet
Elle vise à promouvoir une entreprise ou ses produits et services à travers un message qui se diffuse d’une personne à une autre. Ce sont les destinataires de l’offre qui s’en font les ambassadeurs auprès de leur entourage et qui permettent ainsi la diffusion du message. Plusieurs techniques sont possibles : l’e-mailing est celle qui est la plus fréquemment utilisée, l’idée étant de persuader les destinataires de faire suivre cet e-mail à leurs contacts ; les jeux et concours ; les campagnes vidéo ; la création de sites parodiques, d’humour ou d’autodérision ; les coupons de réduction ; etc.
Cette technique existe depuis longtemps. L’autocollant en est un exemple, en exposant un message à la vue d’un nombre important de personnes. Tupperware en est un autre: ce sont les particuliers qui font la promotion des produits à leurs propres amis, via des réunions privées chez eux, qu’ils organisent eux-mêmes. Mais le mode de fonctionnement d’Internet, via notamment les réseaux sociaux, a démultiplié de façon exponentielle les possibilités et résultats du marketing viral. Or ce dernier est l’une des raisons d’être de la présence des marques sur internet et les réseaux sociaux en particulier.
Les marques devront revoir leur stratégie de communication sur les réseaux sociaux
Cet arrêt n’interdit en rien la présence des marques d’alcools sur les réseaux sociaux, ni le fait qu’elles y fassent de la publicité. D’ailleurs, le fait pour une marque d’avoir une page Facebook n’est-il pas tout simplement de la publicité en soit ? Une page Facebook n’est-elle pas pour une marque qu’un gigantesque espace publicitaire ?
Le juge de cassation applique tout simplement de façon rigoureuse la législation en la matière. Et vient de décider que le marketing viral est prohibé pour les marques d’alcool. C’est sans aucun doute un coup dur pour cette industrie, mais un coup dur estival, ponctuel. Il ne fait pas de doutes en effet que cette prohibition pourra être compensée/détournée grâce au formidable potentiel qu’offre internet, les réseaux sociaux et leurs ressources, qui rendent ainsi inenvisageable la remise en cause de la présence même de ces marques sur ce support. Les équipes de marketing-communication des groupes industriels ont l’imagination fertile. Elles doivent tout simplement se remettre au travail.