Breveter le vivant est désormais possible en Europe
Le 25 mars dernier, la Grande Chambre de recours de l’OEB a répondu favorablement à deux demandes de brevets portant sur une tomate et un brocoli. Cette décision, très attendue par l’industrie agro-alimentaire, est dans le même temps vivement critiquée par nombre d’agriculteurs et de figures de l’écologie. De quoi s’agit-il exactement ?
Le vivant breveté pour la première fois en Europe
Les deux légumes en question n’ont subi aucune modification génétique. Ils ont acquis, après une série de croisements et par des procédés de sélection traditionnelle, un caractère particulier leur conférant une valeur supplémentaire. Le brocoli breveté, par exemple, a développé ; après de nombreux croisements et sélections pratiqués par une entreprise spécialisée dans la génétique, une propriété anti-cancéreuse. La décision de l’OEB a donc permis de breveter ce caractère anti-cancéreux, c’est-à-dire d’en protéger la propriété intellectuelle de façon plus encadrée et coercitive que ce qui était possible auparavant.
Jusqu’à maintenant, seul le certificat d’obtention végétal (COV), lui-même déjà contesté, permettait de protéger ce type de découverte. Avec le brevet, une étape supplémentaire est franchie. Il est désormais impossible d’accéder à une variété protégée, que ce soit dans le but de créer une nouvelle variété, à titre expérimental, ou après récolte dans le but de ressemer son champ, ce qui signifie qu’un agriculteur ayant planté des brocolis anti-cancéreux devra racheter des graines l’année suivante à la société détentrice des droits et ne pourra replanter simplement la même espèce sans s’exposer à des poursuites pour contrefaçon. Selon Christine Noiville, présidente du Haut Conseil des biotechnologies, il s’agit d’une évolution majeure : «Le principe qui consiste à accepter que des plantes issues de procédés essentiellement biologiques, donc les produits de sélections essentiellement conventionnelles, soient protégées par des brevets, est une étape supplémentaire très importante dans l’évolution qu’ont connue les droits de propriété intellectuelle dans la sélection végétale ces 20 dernières années »
Les brocolis de la discorde
De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer cette décision. Breveter certaines propriétés inhérentes à des plantes revient à privatiser un patrimoine naturel, ce que refusent d’accepter de nombreux acteurs de l’écologie et de l’agriculture. Est également mis en avant le fait que ce qui est breveté relève davantage de la découverte que de l’invention à proprement parler. Pour Corine Lepage, ancienne députée européenne écologiste, « cette décision de l’OEB est extrêmement contestable, et apparait contraire au droit communautaire de refus de brevetabilité du vivant et qui confond allégrement la découverte et l’invention ». Celle-ci critique également l’atteinte à la liberté de la recherche ainsi produite, puisqu’il sera impossible d’utiliser librement des plantes protégées par ces brevets, même uniquement dans un but d’expérimentation et sans finalité de production à quelque échelle que ce soit.
On évoque également le cas de Percy Schmeiser, fermier américain dont les cultures avaient été contaminées par un camion de graines de colza génétiquement modifiées par Monsanto passant à proximité. L’entreprise l’a poursuivi en justice et celui-ci a fait faillite. On craint que ces nouvelles dispositions relatives à la protection des plantes ne permettent des dérives similaires en Europe.
Enfin, plusieurs collectifs paysans regrettent que des sociétés multinationales disposant d’une capacité financière et technologique supérieure puissent s’approprier tout ce qui pousse ou grandit. Les agriculteurs ne pouvant lutter contre de tels moyens seraient alors à terme réduits à devoir payer pour tout ce qu’ils planteront ou élèveront.
Une compétitivité européenne à préserver et renforcer
D’autres enjeux doivent cependant être mis dans la balance. Tout d’abord, le brevet est avant tout un instrument de protection. Il défend le droit des entreprises et des personnes à jouir du fruit de leurs investissements et de leur travail. Il est normal qu’une société ayant mis en œuvre des moyens, du temps et son savoir-faire afin d’améliorer un produit quel qu’il soit, souhaite se rendre propriétaire des innovations et du résultat qu’elle a atteint, et éviter que d’autres entités puissent de façon illégitime profiter de ce travail. L’absence de protection sérieuse était d’ailleurs un frein à l’investissement en la matière en Europe, les entreprises agro-alimentaires hésitant à engager des moyens sans garantie d’en récolter pleinement les fruits par la suite.
Il faut également rappeler que de tels brevets existent aux Etats Unis depuis des décennies, leur conférant un avantage concurrentiel important. La possibilité de breveter le développement de certains caractères végétaux et animaux en Europe permet de rééquilibrer la situation, et de renforcer l’industrie agro-alimentaire européenne sur la scène internationale, en favorisant la sécurité des investissements. On touche là à un enjeu hautement stratégique, pour ne pas dire vital : la croissance à venir de la population mondiale et l’explosion de la demande de nourriture qui s’en suivra rend primordial pour l’Union européenne de se doter d’un secteur agro-alimentaire puissant et capable de lutter face à ses concurrents internationaux.
Des enjeux éthiques et stratégiques d’une extrême importance sont donc impliqués dans ce débat, et la réponse des autorités européennes sur ces questions peut être lourde de conséquences. C’est certainement au monde politique qu’il appartient désormais de se prononcer et de décider de la marche à suivre.