Du LSD au petit déjeuner pour une belle journée au bureau
Tim Ferriss, un investisseur accoutumé à fréquenter les start-up de la Silicon Valley, déclarait déjà sur CNN en 2015 que presque tous les milliardaires qu’il y avait rencontrés consommaient des produits hallucinogènes de façon régulière. Loin d’être une pratique à grande échelle, le microdosage de LSD prend pourtant plus d’importance chaque année au sein de professions exigeantes en matière de concentration, de motivation et d’énergie. Le tout en parfaite illégalité bien entendu et donc sans le moindre suivi médical, et alors même que très peu d’études scientifiques ont entrepris de creuser le sujet. Que réserve à l’avenir cette pratique pour le moins risquée?
Going back to San Francisco
Le LSD s’est popularisé dans les années 60 aux Etats-Unis. Le phénomène fut particulièrement notable en Californie autour de San Francisco, berceau de la culture hippie. Aujourd’hui, c’est dans cette même région que le produit fait un retour en force, mais sous des aspects bien différents. Il ne s’agit plus de partir explorer de scintillants et chamarrés paradis artificiels sur fond de musique planante. O tempora o mores, la priorité consiste désormais à améliorer sa productivité, sa concentration, ou à sortir de la dépression.
Le rapide développement de cette pratique au sein de la Silicon Valley n’est pas un hasard: on y trouve une forte proportion d’ingénieurs, d’entrepreneurs, de scientifiques et de techniciens attelés à des tâches d’une complexité extrême de façon répétée, et soumis à un stress important. Le recours à des dopants psychiques y a donc trouvé un terreau idéal. On ignore à quel point le microdosage est répandu. Mais s’il est certain qu’il n’est pas généralisé, il n’est plus marginal dans ces milieux, mais son caractère illicite le rend impossible à quantifier clairement pour l’instant.
Les doses de LSD consommées sont en général huit à dix fois inférieures à celles suscitant des hallucinations, et semblent favoriser subtilement la capacité à se concentrer, à être curieux et communicatif, à voir la vie sous un meilleur jour, un peu à la manière des antidépresseurs très couramment utilisés outre-Atlantique. Cependant, tout comme pour ces derniers, leur consommation régulière même à petite dose n’a rien d’anodin.
Un produit potentiellement dangereux et peu étudié
Rappelons-le à toutes fins utiles: le LSD est une drogue qualifiée de dure, et il y a de bonnes raisons pour cela. C’est un psychotrope puissant qui peut notamment provoquer des hallucinations et une déconnexion complète de la réalité, de façon irréversible dans le pire des cas. Si la pratique du microdosage semble moins risquée et n’a jusqu’ici pas suscité de problème majeur (comportements addictifs à grande échelle, accidents mortels etc), elle demeure problématique pour plusieurs raisons, principalement liées à l’illégalité du LSD.
Le produit étant interdit, sa production est clandestine et n’est soumise à aucun contrôle ni régulation. Il est impossible pour un usager d’être certain à 100 % du dosage exact d’un produit. Il est également impossible de le prescrire, ce qui signifie que le microdosage repose uniquement sur l’automédication, voir l’auto-expérimentation, hors de tout suivi médical. Ce degré d’incertitude avec un produit aussi puissant relève de la roulette russe, notamment par rapport aux effets à long terme.
Enfin, toute expérimentation humaine est également proscrite dans un cadre légal, comme ce fut longtemps le cas pour le cannabis par exemple. Dès lors, il devient extrêmement difficile de déterminer si et dans quelles conditions un microdosage peut se révéler bénéfique et sans risque. Des recherches sur des rats ont été menées, qui semblent indiquer, outre des effets similaires à ceux observés sur les humains, qu’il existe bien une fenêtre thérapeutique dans la consommation de LSD, mais celle-ci serait très réduite et nécessiterait une expérimentation beaucoup plus poussée avant de pouvoir s’appliquer aux humains.
Le refus d’accepter les limites du corps
Cette nouvelle tendance de consommation de produits psychotropes révèle une évolution très marquante de notre société. La philosophie ambiante des années 60-70 était celle d’une société insouciante, en pleine croissance et l’usage des drogues n’était envisagé que sous son aspect récréatif, ou dans le but d’ouvrir son esprit ou de transcender sa créativité, en assumant le plus souvent le risque sanitaire qui y était lié.
La pratique du microdosage est diamétralement opposée, et repose sur des mécanismes et des aspirations bien différentes: il s’agit cette fois de favoriser sa carrière, d’améliorer sa productivité, son efficacité, ou d’atténuer les effets négatifs d’une surcharge de travail ou d’un stress trop important.
La cocaïne et les antidépresseurs, de plus en plus populaires, s’inscrivent parfois eux aussi dans cette démarche. On se droguait autrefois pour se désolidariser du système dominant, pour se marginaliser volontairement. Il s’agit aujourd’hui d’accentuer sa propre adéquation audit système, d’optimiser ses propres capacités afin de mieux s’y mouvoir, et en aucun cas de le rejeter ou de le repenser.
Cette forme de dopage illustre également une tendance de notre époque à refuser les limites de son propre corps, qu’elles soient physiques ou intellectuelles. La chirurgie esthétique, le développement des biotechnologies, de la génétique, en vue de prolonger démesurément la durée de la vie, la prise de médicaments en vue d’accélérer le développement de la masse musculaire, le botox, le “biohacking” etc., sont autant d’autres manifestations de cette obsession ancestrale, mais désormais concrètement réalisable, de modifier le corps humain afin de le délivrer des contingences temporelles et naturelles.
Les professionnels de la santé nous préviennent: le LSD est connu pour avoir des répercussions à long terme sur le cerveau et l’état émotionnel. Il peut provoquer la paranoïa, l’anxiété, mais il est généralement admis qu’il ne provoque aucune dépendance physique. Nous devons nous demander en revanche si ça n’est pas la performance, l’amélioration permanente de notre production et de notre rentabilité qui sont devenus les vrais objets de notre addiction. Ces aspects de notre existence sont-ils devenus si indispensables et primordiaux qu’ils justifient de plonger dans l’inconnu et d’altérer aveuglément notre essence même afin de les optimiser?